Il faut donc distinguer entre l’acte ou la parole qui est une
bid’a et leur auteur. À titre d’exemple, la Mère des croyants ‘Âisha – qu’Allah l’agrée – contestait à ibn ‘Abbâs et bien d’autres Compagnons que Mo
hammed (r) vit Son Seigneur la nuit de l’Ascension. Elle allait jusqu’à dire : «
Quiconque prétend que Mohammed a vu Son Seigneur aura gravement menti sur Allah (I). »
[2] Or, la majorité des savants de la communauté rejoignent ibn ‘Abbâs, mais ils n’ont pas taxé d’innovateurs tous ceux qui se sont mis du côté de la fille d’Abû Bakr – qu’Allah l’agrée – en contestant la chose.
Cette même ‘Âisha remettait vivement en cause que les
Quraishites tombés la bataille de
Badr aient entendu le sermon que le Prophète (r) leur prodigua. Après les hostilités, il avait pourtant prévenu ses Compagnons une fois que les corps avaient été rassemblés : «
Vous n’entendez pas mieux qu’eux ce que je suis en train de leur dire. »
[3]Celle-ci n’accordait pas que les morts puissent entendre, et prétexta qu’en fait, il voulait leur faire savoir que maintenant ils savent que je leur disais la vérité.
[4]
Nul doute, toutefois, que les personnes mises en tombe entendent le départ du cortège.
[5]En outre, il est certifié que le Prophète (r) est l’auteur des paroles : «
Quand un mort, qui, dans sa tombe, reçoit le salut d’un passant qu’il connaissait de son vivant, on lui rend son âme afin qu’il puisse le lui rendre. »
[6]Etc.
La Mère des croyants s’en ait fait sa propre interprétation, qu’Allah l’agréé ! Il est dit également que Mu’âwiya (t) pensait que le meilleur des hommes avait fait son Ascension avec son âme uniquement.
[7]Des exemples de ce genre, il y en a beaucoup d’autres.
Nous ne parlons pas des divergences dans les lois pratiques de la religion, car là, elles sont trop nombreuses pour pouvoir les cerner. Si à chaque fois que deux musulmans qui divergent sur un point devaient ne plus se parler (
hajr), il n’y aurait plus de fraternité ni d’immunité du groupe. Abû Bakr (t) et ‘Omar (t) Les têtes de files de la communauté s’opposaient sur certains points, mais avec une bonne intention.
[8]
Autre exemple qui illustre la règle du hukm et du ism : maudire un cas particulier
Sheïkh el Islamétablit la règle selon laquelle, les textes maudissant un acte ne s’adressent pas forcément à tous les cas possibles. À travers certains exemples, il deviendra plus facile de l’appréhender. Nous avons d’un côté certains
hadîth qui maudissent toutes les formes d’usure (
ribâ el fadhl et
ribâ e-nasâ), et de l’autre côté, nous avons certains Compagnons, à l’instar d’ibn ‘Abbâs ayant légitimé
ribâ el fadhl. Pourtant, il ne vient à l’esprit de personne de les maudire ou de maudire tous ceux qui les ont imités. Ils furent, en effet, motivé par un effort d’interprétation, qui, en gros, ne sortait pas du cadre toléré, et quand bien même ils s’étaient trompés.
‘Abd Allah
Himâr était un buveur de vin. Lorsqu’on le fit comparaitre devant le Messager d’Allah (r), un homme dans l’assemblée proféra la malédiction contre lui. Puis, il enchaina : «
Combien de fois fut-il emmené au Messager d’Allah (r).
Pourtant, lui-même a maudit dans son discours toute boisson enivrante, celui qui en boit, celui qui en vend, celui qui la presse, etc.
Même chose pour les savants de
Koufa qui étaient convaincus que seul le vin à base de raisin ou de dates était passible de la malédiction. Ils ne voyaient pas d’inconvénient à boire du
nabîdh (boisson fermentée) à base d’autres fruits, à condition, bien sûr, de ne pas en abuser sous peine de s’enivrer. Ainsi, la malédiction d’un cas particulier est soumise aux mêmes paramètres (condition à remplir et restriction à exclure) que le
takfîr d’un cas particulier.
[10] Par ailleurs, selon ibn Taïmiya, il est plus grave d’appliquer les textes de la menace divine (comme la malédiction) à grande échelle que de
kaffar les auteurs des grands péchés à la manière des
kharijites et des
mu’tazilites ;
[11]en sachant que le
takfîr entre dans le domaine de la menace divine.
[12]
Les anciens distinguaient entre deux sortes de mubtadi’
Les anciens punissaient d’exclusion tout individu qui affiche ouvertement des signes d’égarement comme l’innovation, notamment celui qui en fait la prédication, et les grands péchés. Le
hajr ne s’applique pas à celui qui fait ses péchés en cachette ou qui n’expose pas sa mauvaise croyance à condition qu’elle ne fasse pas sortir de la religion. L’exclusion est une forme de punition, dans le sens où elle concerne uniquement ceux qui affichent la débauche dans la parole et les actes.
Quant à celui qui nous offre une bonne image de lui, nous nous contentons des apparences, et nous laissons son sort au Très-Haut. Au pire des cas, il est comparable aux hypocrites qui exhibaient une bonne apparence devant le Prophète (r). Après la bataille de
Tabûk, ils étaient venus se racheter auprès de lui en jurant que seule une excuse les avait retenus de partir en guerre.
C’est la raison pour laquelle, l’Imâm A
hmed et la plupart des grandes références avant et après lui, à l’instar de Mâlik, refusaient la narration des innovateurs qui appelaient à leur croyance. Ils ne s’asseyaient pas avec eux. Cependant, ils avaient un autre comportement avec l’innovateur qui gardait le silence. Les auteurs des
e-sahîh renferment un grand nombre de rapporteurs accusés d’innovation, mais sans en faire la propagande. En revanche, ils mirent de côté les innovateurs prédicateurs.
[13]
Peut-on prendre la narration du hadîth ou le témoignage d’un mubtadi’ ?
La question ne se pose pas pour un innovateur mécréant ; il est interdit d’accepter son témoignage contre un musulman (en sachant que la question mérite plus de détails), comme il est interdit de prier derrière lui.
[14]Les légistes s’entendent à refuser, à l’unanimité, le témoignage d’un individu connu pour mentir.
[15]Le mensonge étant propre aux
rafidhites, qui sont passés maitres dans l’art de diffamer contre leurs adversaires, leur témoignage n’a aucune valeur.
[16]Abû
Hanîfa et Shâfi’î notamment, ne rechignaient pas à prendre le témoignage des hérétiques à l’exception des
Khattâbiya, une branche de la mouvance
rafidhites.
[17]Au demeurant, la divergence règne entre savants sur le témoignage des autres sectateurs ; certains l’acceptent sans condition, et, à l’opposé, d’autres la refusent sans condition. Une troisième opinion, à laquelle adhèrent la plupart des traditionnistes, fait la distinction entre l’innovateur prédicateur et le non-prédicateur. S’ils acceptent celui du second, nous ne pouvons pas en dire autant pour le premier.
[18]
Ibn Taïmiya nous en donne la raison : «
La correction est prévue contre celui qui délaisse ouvertement les obligations et enfreint les interdictions (renoncer à la prière, à la zakât
, afficher l’injustice et la débauche, prêcher l’innovation qui s’oppose au Coran, à la sunna
, et au consensus des anciens de la communauté, et qui est notoirement connue comme telle).
Cette tendance corrobore l’opinion des grandes références et des anciens condamnant les innovateurs prédicateurs à un certain nombre de mesures : on refuse leur témoignage, on ne prie pas derrière eux, on ne prend pas d’eux la science, et on ne les marie pas. Ces punitions ont pour ambition de les faire renoncer à leur innovation. C’est la raison pour laquelle, les traditionalistes distinguent entre le prédicateur et le non-prédicateur ; le premier mérite la punition, étant donné qu’il affiche la débauche, contrairement au second qui reste discret, et qui n’est pas pire que les hypocrites. Le Prophète (r)
, en effet, se contentait de leurs apparences et remettait leur sort entre les Mains d’Allah, bien qu’il fût au courant de la situation de bon nombre d’entre eux. »
[19]
Ailleurs, il donne plus de détails sur la sagesse qui se cache derrière une telle distinction : «
C'est pourquoi ils acceptent le témoignage des adeptes des sectes, et ils prient derrière eux. Certes, certains savants, à l’image de Mâlik et d’Ahmed, refusaient leur témoignage, non parce qu’ils considéraient qu’ils avaient commis un péché, mais, plutôt pour interdire le mal et mettre en quarantaine tous ceux qui affichaient leur innovation. Les punitions en question (le refus de leur témoignage, et de prier derrière eux, et la mise en quarantaine) ont une vocation dissuasive ; celles-ci éradiquent la propagation de la bid’a
.
C’est ce qui explique pourquoi Ahmed distinguait des autres le prédicateur qui affichait ouvertement son innovation. C’est de cette façon également qu’il incombe de comprendre la parole d’el Kharqî« Il faut recommencer la prière faite derrière celui qui affiche son innovation ou la débauche. » »
[20]
Pour mieux comprendre ce point, nous disons que le témoignage, pour être accepté, doit reposer sur la confiance et la sincérité. À l’unanimité des savants, le pervers auteur d’un péché (
fâsiq bi el ma’siya) perd toute crédibilité. Son péché est dû à une certaine négligence dans son attachement à la religion ; il ne craint pas Dieu comme il se doit, et il n’est donc pas à l’abri de mentir. Nous nous faisons un mauvais soupçon de lui. Et cela, contrairement au pervers auteur d’une innovation (
fâsiq bi el bid’a) ; en général, il est profondément religieux, et il ne s’oppose pas sciemment à la religion. Il est souvent animé dans son for intérieur par un scrupule religieux qui lui interdit de mentir. En général, il n’est pas enclin au mensonge, les commandements divins étant trop sacrés à ses yeux. Et cela, surtout s’il est convaincu, à l’instar des
kharijites et les
mu’tazilites que le mensonge, un grand péché, condamne à l’Enfer éternel. Nul doute qu’on est rassuré, d’entrée, avec lui !
Ainsi, si nous refusons le témoigne du pervers auteur d’un péché, nous acceptons celui du pervers auteur d’une innovation. La différence, c’est que le premier enfreint volontairement les commandements de la religion. Sauf bien sûr, si l’erreur du second est motivée par les passions. Dans ce cas, elle le fait rejoindre le premier, car, volontaire.
Toujours est-il qu’il faut établir le statut de « pervers » à un innovateur potentiel. Il faut déjà vérifier que son innovation atteint le degré de perversité. Et, quand bien même, ce serait le cas, cela ne suffirait pas. L’état de perversité est, en effet, soumis à certains facteurs (conditions à remplir et restrictions à évacuer). À titre d’exemple, l’erreur d’interprétation n’affecte en rien à sa crédibilité morale (
‘adâla), et elle ne remet nullement en question son témoignage aux yeux des anciens.
[21]
Si tout cela est clair, les traditionalistes ont finalement adopté un certain nombre de mesures contre l’innovateur prédicateur (mise en quarantaine, témoignage et narration refusée, refus de le concerter pour une
fatwa et de prier derrière lui). Ces mesures ont probablement été motivées par la raison que nous venons d’évoquer. Autrement dit, celles-ci ont un effet de sanction et de punition dans le but de dissuader les musulmans de les imiter dans ce péché (l’innovation ou autre). Cela n’empêche pas, au même moment que l’un d’eux s’en soit repenti, ou qu’il soit excusable auprès d’Allah. La
hijra renferme deux objectifs : soit renoncer aux péchés et à la présence de leurs auteurs, soit sanctionner leurs auteurs et leur donner des corrections exemplaires.
[22]
Il devient clair que l’opinion qui refuse dans l’absolu le témoignage et la narration des innovateurs auteurs d’une erreur d’interprétation est faible. Le
ta-wîl a touché plus d’un ancien dans des domaines extrêmement vastes. À l’inverse, l’opinion faisant les innovateurs prédicateurs des grandes références incontournables, sans les réfuter ni les dissuader et les mettre en quarantaine, est également faible.
[23]
D’après el Kha
tîb, avec sa propre chaine narrative, selon Abû Dâwûd ibn el Ash’ath, j’ai demandé à l’Imâm A
hmed : «
Est-ce qu’on peut retranscrire le hadîth
d’un qadarî
?
L’auteur de cette réponse est le même qui affirma au sujet des
qadarites : «
Si nous devions refuser la narration des qadarites
, il ne resterait pas grand-chose venant de Bassora. » Il y avait un intérêt supérieur à conserver l’héritage prophétique. Lors de sa cabale, il était doux avec ces fameux
jahmites, et il se contentait de contrer scientifiquement leurs arguments. Cette réaction explique mieux ses autres positions (ses mises en quarantaine, ses interdictions de parler et de s’assoir avec eux). Il en vint à une certaine période, à boycotter plus d’un meneur soupçonné de proximité avec les
jahmites. Il ordonna même aux musulmans de le faire.
[30]
Conclusion de ce paragraphe
Les différentes paroles de l’Imam A
hmed nous enseignent que ce dernier faisait la distinction entre les formes d’innovation, entre les innovateurs prédicateurs et les autres, et, son avis peut changer en fonction des besoins. Certaines narrations, en effet, sont indispensables pour conserver le
hadîth. Dans tous les cas, il ne considère pas que leur narration ne soit pas crédible, mais son seul souci est de les punir d’exclusion.
[31]
Il n’est donc pas pertinent de dire qu’il craignait d’eux qu’ils puissent mentir, étant donné que les autres n’en sont pas moins à l’abri que les prédicateurs. En outre, l’interdiction ne concernerait pas uniquement les textes qui corroborent certaines innovations, mais on pourrait dire la même chose pour les questions de
fiqh sur lesquelles règne la divergence entre savants. Le but, donc, c’est de stigmatiser les prédicateurs et de les mettre au bain du corps des savants.
[32]
À suivre…
[1]Majmû’ el fatâwâ (12/468).
[2]Rapporté par el Bukhârî (4612), et Muslim (279).
[3]Rapporté par el Bukhârî (3976), et Muslim (279).
[4]Cette histoire est rapporté par el Bukhârî (3979, 3980, 3981).
[5]Le
hadîth sur le sujet est rapporté par el Bukhârî (1338), et Muslim (2870).
[6]Rapporté par ibn ‘Abd el Barr dans
el istidhkâr (1/231), selon ibn ‘Abbâs ; il n’en demeure pas moins controversé.
[7]Voir :
fath el Bârî (7/196-197).
[8]Majmû’ el fatâwâ (24/172). Voir :
Jâmi’ e-rasâil avec la recension de Fawz A
hmed Zamralî (2/61-107).
[9]Rapporté par el Bukhârî, selon ‘Omar.
[10]Majmû’ el fatâwa (20/386-388).
[11]Voir :
majmû’ el fatâwa (20/263-264).
[12]Idem. (3/231).
[13]Majmû’ el fatâwâ (24/172). Voir : Jâmi’ e-rasâil avec la recension de Fawz A
hmed Zamralî (2/61-107).
[14]Manhâj e-sunna(5/87).
[15]Manhâj e-sunna(1/62).
[16]Manhâj e-sunna(1/59-61).
[17]Manhâj e-sunna(5/87).
[18]Manhâj e-sunna(1/62).
[19]Majmû’ el fatâwâ(35/414).
[20]Majmû’ el fatâwâ(13/125).
[21]Voir :
Mawqif ahl e-sunna wa el jamâ’a min ahl el ahwâ wa el bida’ de notre cher frère le Docteur Ibrahîm e-Ru
haïlî (2/652-653). Ce livre est à la fois grandement intéressant et très important dans son registre (e commentaire vient de
Sheïkh ‘Abd e-Salâm e-Su
haïmî dans son fameux
kun salafiyan ‘alâ el jadda).
[22]Majmû’ el fatâwâ (10/377).
[23]Manhâj e-sunna (1/65).
[24]El kifâya (p. 128).
[25]El kifâya (p. 128).
[26]Tabaqât el hanabila d’ibn Abî Ya’lâ (1/250).
[27]El muswaddad’ibn Taïmiya (p. 267).
[28]Majmû’ el fatâwâ(23/343).
[29]E-sunnad’el Khallâl.
[30]Majmû’ el fatâwâ (28/210-213).
[31]El muswaddad’ibn Taïmiya (p. 264).
[32]El muswaddad’ibn Taïmiya.