Le takfîr, le tafsîq, et le tabdî'
(Partie 5)
La preuve céleste varie en fonction des endroits, des époques et des personnes
Ibn Taïmiya explique : « … De la même manière, les mécréants qui se trouvent en terre non musulmane et qui, ayant entendu parler de la prédication du Prophète (r), surent qu’il était le Messager d’Allah, puis crurent en lui et à ses enseignements, tout en craignant Allah dans la mesure du possible. Ce fut le cas, notamment, du Najâshî, qui n’était pas en mesure d’émigrer en terre musulmane ni d’adhérer à toutes les lois de l’Islam. Sa place lui empêchait, en effet, de sortir de son royaume et d’afficher sa religion. Et cela, d’autant plus qu’il n’avait personne sous la main pour lui apprendre toutes les lois de la religion. Il était pourtant un croyant, promis au Paradis. Dans ce cas, nous avons les croyants de la famille de Pharaon, dont sa propre femme, qui se comportaient de la même façon avec leur peuple.
Yûsaf (u) le véridique lui-même ne pouvait pas faire autrement avec les habitants d’Égypte qui étaient des mécréants. Il n’était pas en mesure de leur imposer les enseignements de l’Islam qu’il connaissait ; ils les avaient bien conviés à embrasser la foi, et la religion monothéiste, mais sans succès. Allah (I) relate les paroles des croyants de la famille de Pharaon : [ Yûsaf vous était venu auparavant avec des preuves éclatantes, mais vous n’aviez cessé de douter de ce qu’il vous avait ramené. Lorsqu’il mourut, vous prétendirent alors qu’Allah n’enverrait aucun messager après lui]. [1]
Najâshî, pour sa part, était certes le roi des chrétiens, mais son peuple ne le suivit jamais dans sa conversion, à part un tout petit nombre. Ses partisans étaient tellement peu nombreux qu’on ne trouva personne, à sa mort, pour prier sus sa dépouille. Ce fut le Prophète (r) qui se chargea de le faire d’où il était à Médine. Les musulmans s’étaient rassemblés pour prier à l’air libre. Il organisa les rangs, et fit la prière mortuaire. Il annonça sa mort aux fidèles le jour même de la nouvelle. Voici quelles furent ses paroles : « L’un de vos frères qui était un pieux vient de rendre l’âme aujourd’hui en terre abyssine. » [2]
Il est mort sans n’avoir pu vivre pleinement de nombreuses lois, pour ne pas dire la plupart des lois de la religion, car il en fut incapable. Il n’a jamais fait lahijra (l’émigration ndt.) , ni le djihâd , ni le pèlerinage à la Maison sacrée. Certaines annales vont jusqu’à dire qu’il n’aurait pas observé les cinq prières, ni le jeûne du rama dhân , ni verser l’aumône légale. Il avait trop peur que son peuple découvre sa conversion, et qu’il le lui reproche. Il aurait été incapable d’entrer en conflit avec eux. Une chose est sûre en tout cas, c’est qu’il ne pouvait pas régner sur eux par le Coran. » [3]
Pour les questions claires de la religion, le Coran suffit en lui-même pour établir la preuve céleste
Ibn Taïmiya explique : « Les bases fondamentales de la religion se présentent de la façon suivante : soit, il s’agit de questions auxquelles il incombe de donner foi, de prononcer verbalement, ou de mettre en pratique. Ex. : les questions qui touchent à l’Unicité, aux Attributs, au destin, à la prophétie, à l’eschatologie (la vie après la mort ndt.) , ou toutes les questions qui les démontrent…
Toutes les questions que l’individu à besoin de connaitre et de croire d’une foi ferme ont été pleinement clarifiées par Allah et Son Messager, de sorte qu’elles ne lui offrent aucune excuse. Elles incarnent les plus grands enseignements que le Messager a clairement transmis, et expliqués aux hommes. Elles incarnent également les plus grands enseignements avec lesquels Allah a établi la preuve céleste contre Ses créatures, par l’intermédiaire des messagers qui menèrent leur mission à bien. D’une part, le Livre d’Allah qui fut fidèlement véhiculé tout d’abord par les Compagnons, puis par leurs successeurs directs, en ayant pris soin de garder intacts les termes et la compréhension que le Messager leur a transmis ; et d’autre par la Sagesse qui incarne la Tradition prophétique qui nous fut également véhiculée par ces derniers ; tous deux répondent à ce besoin d’éclaircissement de la façon la plus parfaite… » [4]
Or, ce discours est relatif ; il varie en fonction des endroits, des époques et des personnes
Ibn Taïmiya explique : « Une fois que le Coran fut entièrement révélé et que la religion fut parachevée, il est possible qu’un individu n’en reçoive qu’une partie. Dans ce cas, il incombe de croire en gros, à tous les enseignements du Messager, et en détail, à ceux qu’il connait en particulier. Quant à ceux qu’il n’a pas reçus et qu’il n’est pas dans la possibilité de connaitre, il doit y donner foi en détail s’ils venaient à lui parvenir. Un homme peur croire au Messager d’une foi ferme et venir à mourir avant l’entrée de la prière ou l’obligation d’accomplir tel ou tel acte. Dans ce cas, il est mort en ayant une foi parfaite par rapport à ce qui lui était demandé. Quand vient l’heure de la prière, on est obligé de la faire. On est ainsi soumis à un nouveau commandement auquel on n’était pas tenu auparavant… Ainsi, la foi qui incombe à la personne responsable varie d’une part en fonction des nouvelles révélations venant du ciel, et, d’autre part, en fonction de ce qui lui en parvient. » [5]
Le savoir minimum que chacun doit connaitre
Ibn Taïmiya explique : « Il incombe à toute personne responsable de connaitre ce qu’Allah lui a ordonné. Elle doit connaitre ce qui touche à la foi qu’Il lui a ordonné d’avoir, et le savoir qu’Il lui a ordonné d’avoir ; par exemple, si elle est concernée par la zakât , il devient obligé dans son cas d’apprendre ses lois ; si elle est concernée par le pèlerinage, il devient obligé dans son cas d’apprendre ses lois, et ainsi de suite. Il incombe à l’ensemble de la communauté d’apprendre tous les enseignements que le Messager (r) nous a transmis de façon à ne rien en perdre ; ils correspondent à tout ce qui touche au Coran et à la sunna . Néanmoins, tout ce qui vient en plus de ce que chacun doit apprendre relève de l’obligation collective. Autrement dit, si une partie de la communauté s’en charge, le reste en est déchargé. » [6]
« … C’est pourquoi, il incombe aux savants d’avoir un niveau de croyance qui n’incombe pas d’avoir aux gens simples, comme il ne sera pas demandé aux habitants d’un territoire où règne le savoir et la foi la même chose que ceux vivant dans un territoire où règne l’ignorance. » [7]
« Il n’est pas demandé à tout musulman de connaitre tout enseignement ou tout commandement qui se trouve dans le Coran et la sunna … » [8]
Il n’est pas demandé à tout le monde de connaitre le dogme en détail comme le Prophète (r), mais chacun en fonction de ses possibilités
Sheïkh Taqî e-Dîn nous apprend : « Ainsi, tout individu qui donne foi à Allah est croyant proportionnellement en fonction de l’intensité de son adhésion. En outre, si la preuve céleste n’est pas établie contre lui, il ne devient pas mécréant en reniant ces enseignements que les textes font pourtant mention. Pour expliquer ce point, nous disons que la plupart des fidèles (qui font la prière) croient d’une foi ferme en Dieu et à Son Messager, bien qu’ils aient une conception différente de Leur divinité et de Ses Attributs. Nous ne parlons pas des hypocrites qui affichent la foi du bout de la langue, mais qui renient le Messager du fond du cœur ; ceux-là ne sont pas des croyants proprement dits.
Néanmoins, tout individu qui se revendique musulman, sans n’être un hypocrite au fond de lui, est un croyant. Sa foi sera en fonction des efforts qu’il aura fournis dans ce sens. Tôt ou tard, il sortira de l’Enfer, quand bien même il renfermerait la foi la plus infime (mot-à-mot : une foi pas plus lourde qu’un grain de moutarde ndt.) . Nous pouvons compter dans cette catégorie, tous les hérétiques qui divergent dans les domaines des Attributs divins et du destin, toute tendance confondue.
Si, pour entrer en Paradis, il fallait connaitre Allah aussi bien que Son Prophète (r) , personne ou presque dans sa communauté n’y aurait droit. La plupart des musulmans en effet ne sont pas capables d’avoir une telle croyance détaillée. Pourtant, ils iront au Paradis, en sachant qu’ils auront des échelons différents en fonction de leur foi et de leur connaissance. Un homme peut renfermer une foi avec laquelle il connait Son Seigneur, mais l’un de ses semblables peut le dépasser dans ce domaine, alors que lui, il en est incapable. Il ne lui est pas imposé une chose qui est au-dessus de ses capacités… » [9]
Le nouveau converti et le Bédouin vivant loin des villes sont excusables à l’unanimité des savants
Ibn Taïmiya explique : « Bon nombre de gens vivent dans des endroits ou des époques où s’estompe une grande partie du savoir prophétique, de sorte qu’il n’y a personne pour transmettre les enseignements du Coran et de la sagesse qu’Allah a ordonné à Son Messager de transmettre aux hommes. De nombreux enseignements sont alors ignorés, d’autant plus qu’il n’y a personne pour les transmettre. Ce genre d’individus ne devient pas mécréant. C’est pourquoi, les grandes références sont unanimes à dire que si le Bédouin vivant loin des villes [et des savants ], et, en outre, étant un nouveau converti, renie les lois évidentes et communément transmises, on ne peut le juger mécréant avant de le mettre au courant de ces enseignements prophétiques, comme en témoigne le fameux hadîth : « Il viendra une époque où personne ne connaitra ni prière ni jeûne ni pèlerinage ni ‘umra en dehors du vieil homme et de la vieille femme qui diront : « À l’époque de nos parents, les gens disaient : la ilâh illa Allah ! » On demanda à Hudhaïfa ibn e-Nu’mân (t) : « Cela pourra-t-il leur servir ? Cela va les sauver de l’Enfer, répondit-il. » [10] » [11]
L’ignorance n’est pas toujours un facteur excusable
Ibn Taïmiya explique : « En délaissant une obligation non par conviction ni par une forme d’ignorance qui est légitimement excusable, mais tout simplement par une ignorance qui est née d’une volonté de se détourner du savoir qu’il incombe d’apprendre, tout en y ayant accès. Il est possible également de ne pas adhérer à une obligation ou à une interdiction après l’avoir entendu, sans forcément renier la prophétie, mais tout simplement en s’en détournant. Ces deux cas sont souvent la raison pour laquelle on néglige son devoir d’apprendre le savoir obligatoire. C’est ce qui pousse à délaisser une obligation ou à enfreindre une interdiction sans savoir qu’on va à l’encontre de la Loi, ou bien, même en le sachant, on daigne y adhérer soit par esprit de chauvinisme envers sa tendance, soit pour avoir succombé à ses passions. Ce cas revient à délaisser une croyance obligatoire sans excuse valable. » [12]
Ainsi, ibn Taïmiya distingue entre l’ignorance involontaire ou indépendante de la volonté et impossible à remédier dans l’immédiat et l’ignorance volontaire ou qu’il est possible de remédier. [13]
Renier un point élémentaire de la religion est en principe inexcusable
ibn Taïmiya établit dans un passage : « Quiconque renie l’aspect obligatoire de certaines obligations notoires ( ou pratiques) communément transmises (mutawâtir) , comme les cinq prières, le jeûne du ramadhan , le pèlerinage à la Maison sacrée ; ou l’interdiction de commettre certains péchés notoires et communément transmis, comme la perversité, l’injustice, le vin, les jeux de hasard, l’adultère, etc. ; ou qui conteste certaines choses licites dont la légitimité est notoire et communément transmise comme le pain, la viande, le mariage ; c’est un mécréant apostat qui doit être mis à mort s’il refuse de se repentir. » [14]
Ainsi, il est inadmissible de renier des points du crédo que corroborent des hadîth communément transmis ( mutawâtir). C’est pourquoi, en règle générale, les anciens s’entendent à vouer à l’innovation dans l’absolu ceux qui n’entrent pas dans les rangs sur ces points. [15]
Même dans ce domaine, la chose est relative : celle-civarie en fonction des endroits, des époques et des personnes
Pour preuve, il soutient dans un autre passage : « On ne peut taxer d’apostat (kaffar ) un cas particulier avant l’iqama et hujja, comme celui qui renie l’aspect obligatoire de la prière, la zakat , et qui autorise moralement le vin, l’adultère en faisant une erreur d’interprétation (ta-awwal) … comme l’ont fait les Compagnons avec ceux qui s’étaient autorisés le vin. » [16]
Ailleurs, il est plus explicite : « Le fait qu’une question soit connue de façon élémentaire par tous les musulmans est, somme toute, relatif. Le nouveau converti et le Bédouin vivant loin des villes peuvent n’en avoir aucune connaissance, avant de pouvoir parler de connaissance élémentaire. Bon nombre de savants savent de façon élémentaire que le Prophète (r) a fait la prosternation de l’oubli, qu’il a jugé que le prix de sang devait être versé par le clan du meurtrier, qu’il a jugé que l’enfant naturel était affilié au lit, etc. Certes, les spécialistes connaissent ces points de façon élémentaires, mais, au même moment, la plupart des gens n’en ont jamais entendu parler. » [17]
À suivre…
[1]L’Absoluteur ; 34
[2]Rapporté par el Bukhârî (5/51), et Muslim (2/656-658), selon notamment Abû Huraïra ().
[3]Manhâj e-sunna (5/111-113).
[4]Dar-u ta’ârudh el ‘aql wa e-naql (1/27-28).
[5]Majmû’ el fatâwa (7/519).
[6]Majmû’ el fatâwa (3/328-329).
[7]Majmû’ el fatâwa (3/328).
[8]El îmân (p. 390).
[9]Majmû’ el fatâwa (3/328).
[10]Rapporté par ibn Mâja (4049) ; Sheïkh el Albânî l’a authentifié dans silsilat el ahâdîth e-sahîha (87), et sahîh el jâmi’(6/339).
[11]Majmû’ el fatâwa (11/407-408).
[12]Majmû’ el fatâwa (5/254-255).
[13]Majmû’ el fatâwa (2/281).
[14]Majmû’ el fatâwâ (11/405).
[15]Majmû’ el fatâwâ (4/325).
[16]Majmû’ el fatâwâ (7/619).
[17]Majmû’ el fatâwâ (13/118).
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