Ibn Taïmiya et le taqlîd
(Partie 3)
… La personne en quête de pouvoir – même illégitime – se satisfait des paroles qui la mettent en valeur même si celles-ci s’avèrent fausses, par contre toute critique à son encontre la met en colère même si au même moment elle correspond à la vérité. Tandis que le croyant accepte la vérité aussi bien en sa faveur qu’à ses dépends comme le mensonge le met en colère aussi bien en sa faveur qu’à sa dépend. Allah, en effet, aime la vérité, la sincérité, et la justice au moment où Il n’aime ni le mensonge ni l’injustice…
Ibn Taïmiya (
Majmû’ el fatâwâ 10/599-600).
Imposer ses idées aux autres, en dehors du Coran, de la sunna et du consensus des anciens, est propre aux innovateurs
Il n’appartient à personne d’imposer aux gens ou de leur ou obliger quoi que ce soit, en dehors de ce qu’Allah et Son Messager leur ont imposé. Personne non plus n’a le droit de leur interdire quoi que ce soit, en dehors de ce qu’Allah et Son Messager leur ont interdit. En rendant obligatoire ou interdit une chose sans se référer aux textes, cela revient à légiférer dans la religion sans passer par l’autorisation d’Allah. On est semblable aux païens et aux gens du Livre que le Coran condamne pour avoir pris pour religion ce qu’Allah ne leur a ni ordonné ni interdit. Des passages des
sourates el an’âm,
el a’râf,
barâa, etc. mettent en lumière ce point.
C'est pourquoi l’un des signes distinctifs des innovateurs est d’innover une parole ou un acte qu’ils imposent ensuite aux autres par la force, et sur lesquels ils fondent leur sentiment d’alliance (l’amour et la haine en Dieu). C’est exactement ce que les
kharijites, les
râfidhites, et les
jahmites ont fait. Les derniers cités ont profité de leur position auprès de trois
khalifes abbassides. Ceux-ci firent régner une inquisition impitoyable contre les grands savants de l’époque en vue de les faire adhérer à leur pensée qui puise ses origines dans le crédo selon lequel le Coran serait créé. Ils soumirent à la torture tous ceux qui leur résistaient.
Il va sans dire que cette attitude haïssable va à l’encontre des principes élémentaires de la religion. Les peines corporelles furent légiférées uniquement pour les cas de désobéissance aux commandements divins (obligations/interdictions). Il ne revient à personne en dehors d’Allah et de Son Messager d’obliger ou d’interdire de faire ou de ne pas faire quoi que ce soit. En faisant cela, on s’érige en législateur et on se met à l’égal d’Allah et de Son Messager. On est semblable aux païens qui attribuèrent des rivaux à Dieu, mais aussi aux apostats qui donnèrent foi à Musaïlama l’imposteur. On est directement concerné par le Verset : [
ont-ils des associés pour leur légiférer dans la religion ce qu’Allah ne leur a pas autorisé ?].
[1]
Les grandes références traditionalistes n’imposaient à personne leurs idées qui étaient le fruit de leurs efforts d’interprétation. Quand Haroun Rashid concerta Mâlik ibn Anas en vue d’imposer son
muwatta comme autorité à grande échelle, celui-ci refusa catégoriquement en prétextant : «
Non, Prince des croyants, ne prend pas une telle décision. Les Compagnons du Messager d’Allah (r)
se sont dispersés dans les contrées, et chacune d’entre elles a profité de leurs différentes connaissances. Moi, je n’ai fait que compiler le savoir pour les habitants de mon pays. »
[2]
Mâlik est également l’auteur des paroles : «
Je ne suis qu’un homme qui est sujet à l’erreur, alors, confrontez mes paroles au Coran et à la sunna
. »
Abû
Hanîfa a dit, quant à lui : «
Voici mon opinion, mais si quelqu’un nous en ramène une meilleure, nous nous y soumettons les yeux fermés. »
e-Shâfi’î, pour sa part, est l’auteur des paroles : «
Si on ramène un hadîth
qui s’avère authentique, alors jetez ma parole contre le mur. »
En introduction à son mukhta
sar, el Muzanî souligne : «
Ce livre est le résumé des paroles d’Abû ‘Abd Allah e-Shâfi’î que je mets à disposition de celui qui désire connaitre sa tendance, en sachant que l’Imam interdit que l’on suive aveuglement qui que ce soit, que ce soit lui ou n’importe quel autre savant. »
[3]
L’Imam A
hmed affirme : «
Il ne convient pas au légiste d’imposer sa tendance aux gens et d’être dur avec eux sur la chose. » Ailleurs, il renchérit : «
Ne suis pas aveuglément les hommes pour connaitre ta religion, car ils ne sont pas à l’abri de l’erreur. »
Tous ces
imams font allusion aux questions pratiques et subsidiaires de la religion pour lesquelles ils interdisent à qui que ce soit d’imposer leur tendance. Pourtant, ils ne font que s’appuyer sur des arguments textuels. Que dire alors s’il s’agissait d’imposer une idée qui ne puise son origine ni du Coran, ni de la
sunna, ni des annales des Compagnons, de leurs successeurs directs, et des grandes références de la religion après eux ?
Ibn Abî Duâd, était l’une des têtes de files
jahmites ayant eu le titre suprême de « chef des juges » sous l’ère d’el Mu’ta
sim qui avait imposé à ses sujets le crédo vantant le caractère créé du Coran. De lourdes peines étaient prévues contre tout réfractaire. Il était notamment déchu de ses fonctions, et ses subsides étaient littéralement coupés, etc. A
hmed, dans sa fameuse « cabale », n’échappa pas à ce régime. Lors du débat public qui l’opposa à ibn Abî Duâd, il fustigea en présence du
Khalife : «
Ramenez-moi au moins quelque chose du Livre d’Allah ou de la tradition de Son Messager, si voulez vraiment que je vous suive !
-
Tu ne connais rien d’autre que le Livre d’Allah et la tradition de Son Messager, rétorqua ibn Abî Duâd exaspéré
?
-
En admettant que tu t’ais fait ta propre interprétation des textes. Tu es plus au courant que quiconque de la façon dont tu en es arrivé à cette conclusion. Alors, comment te permets-tu de l’imposer aux autres sous peine de prison ou de coups de bâton ? »
[4]
[Avoir raison est une chose et imposer son opinion aux autres en est une autre]
Il établit qu’il n’est pas permis de faire subir des peines pour des questions qui n’avaient pas reçu l’aval du Coran et de la
sunna. Il est donc illégitime de les imposer aux autres, étant donné que seuls les textes font autorités dans ce domaine. Quand bien même, notre opinion serait juste ou que nous estimerions qu’elle soit juste, cela ne justifie nullement de l’imposer dans la mesure où le Prophète (r) n’a pas corroboré une telle démarche que ce soit à travers un texte explicite ou qu’on en ait déduit des textes.
Si cela est clair, il intolérable de dire qu’il incombe à un tel de croire telle et telle chose ou de ne pas parler de telle et telle chose. Comme il n’est pas permis de lui imposer de croire ou de lui interdire de faire telle chose. Si, en plus de cela, on conditionne sa sortie de prison, à l’obligation de s’aligner à une école quelconque, cela revient à justifier sa peine d’emprisonnement ou autre. Dans la mesure où ce qu’on impose ou interdit n’est pas corroboré par les textes scripturaires de l’Islam, on s’associe vulgairement aux
kharijites, aux
râfidhites, et aux
jahmites ; eux-mêmes sont sur les traces des païens et des apostats de la première époque. Que dire alors si l’on sait que leur tendance n’a aucune origine scripturaire ?
Par ailleurs, ces derniers n’ont jamais mis en lumière que leur tendance était conforme aux textes. En admettant qu’elle le soit réellement, ils auraient dû le montrer ; il n’est pas permis, en effet, de punir qui que ce soit, avant d’avoir établi contre lui la preuve céleste. Les textes sont clairs sur la chose : [
Nous n’allions châtier personne avant d’envoyer un messager].
[5] Non seulement ils n’ont pas établi la preuve céleste justifiant de punir tout réfractaire, mais, en plus de cela, leur tendance n’a aucun lien avec la preuve céleste. C’est le plus grand point commun qu’ils ont avec les
kharijites, les païens, les apostats et les hypocrites avant eux.
…
Dans la situation où leur tendance n’est pas conforme à la vérité, ils n’ont pas le droit de l’imposer à qui que ce soit. Et, même dans la situation où celle-ci y serait conforme, il leur incombe de le démontrer, car à l’unanimité des musulmans, la punition n’a pas lieu avant d’avoir établi la preuve céleste contre tout réfractaire. Si cette tendance en question a été éclairée par le Prophète (r) lui-même, cela ne pose aucun problème, étant donné que la preuve céleste est, dans ce cas, établie d’elle-même. Le problème, c’est quand il n’existe aucun texte clair sur la chose. Dans ce cas, il incombe de démontrer qu’on a raison…
Sans passer par cette dernière étape, mais en se reposant uniquement sur des allégations gratuites, il est complètement insensé d’imposer aux autres de s’y aligner !
…
Or, quand bien même, ils démontreraient qu’ils ont raison, cela ne justifierait pas pour autant de punir leurs adversaires. Il est faux de penser qu’on peut punir l’une des parties en présence pour toute question sur laquelle règne la divergence, sous prétexte qu’on a démontré qu’elle s’est trompée !
La partie qui a raison n’a pas systématiquement le droit de punir la partie adverse qui ne revient pas à sa tendance, sous le simple prétexte qu’elle s’est trompée. Ce principe est vrai pour la plupart des divergences qui opposent les membres de notre communauté. Que dire alors quand on ne ramène aucune preuve à ce qu’on avance et qu’on est incapable de démontrer qu’on a raison !
Remèdes à la division entre traditionalistes
•Il n’est pas permis de mettre en quarantaine tout individu qui ne se prononce pas sur cette question (celle selon laquelle les mécréants verront ou non Leur Seigneur le Jour de la résurrection ndt.), quand bien même il adhérerait à l’une des deux tendances. Seul l’innovateur prédicateur est passible de cette punition, contrairement à l’innovateur discret, qui, malgré tout, est bien pire que celui dont nous parlons. À fortiori, donc, il ne mérite pas l’exclusion.
•Il ne convient pas aux savants de mettre les autres à l’épreuve avec cette question, et d’en faire un signe distinctif entre leurs partisans et leurs adversaires. C’est le genre de comportement qu’Allah et Son Messager détestent.
•Ils ne doivent pas non plus de mêler à ces affaires les gens simples qui sont loin de ces polémiques. Cependant, si on pose la question à l’un d’entre eux, ou s’il estime que son interlocuteur est à même de connaitre ses choses, il n’y a pas de mal à ce qu’il expose ce qu’il connait sur le sujet, dans la mesure où il pense que ses paroles seront utiles.
[6]
[1]La concertation ; 21
[2]Rapporté par Abû Nu’aïm dans
el hiliya (6/332).
[3]Mukhtasar el Muzanî (p. 1) ; celui-ci est imprimé dans le fameux
el Umm de Shâfi’î.
[4]Manâqib el Imâm Ahmed d’ibn el Jawzî (p. 401).
[5]Le voyage nocturne ; 15 voir les
tafsîr d’e-
Tabarî et d’ibn Kathîr.
[6]Majmû’ el fatâwâ (24/172). Voir : Jâmi’ e-rasâil avec la recension de Fawz A
hmed Zamralî (2/61-107).